Deux décennies après la fin de l’URSS, un gros malaise s’est installé en Russie, conséquence des mesures libérales et de la crise mondiale. Une partie de la population manifeste son mécontentement, exaspérée par les inégalités et la maigre qualité des services publics. Le contrat passé avec Vladimir Poutine – qualité de vie en échange d’un monopole du pouvoir – est bien écorné.
Russie, envoyé spécial. Dans les rues du centre de Saint-Pétersbourg, une dizaine de sans domicile fixe sont adossés à un banc, non loin du quartier Dostoïevski, l’écrivain pétersbourgeois. Ils viennent là, car « l’endroit est à l’abri des regards et du vent », explique l’un d’entre eux. Totalement laissés pour compte par les autorités aussi bien locales que nationales. Depuis la fin de l’URSS en 1991, près de 5 millions de Russes ne disposent par exemple d’aucun logement. « Ces malheureux sont le reflet des maux de la société actuelle. Ils illustrent toute son inégalité », s’emporte Nadia, une cinquantaine d’années, habillée à la mode occidentale. Employée par une société de tourisme, elle dit ne pas se résoudre à cette misère rampante. D’ailleurs, elle-même est contrainte de vivre sous le même toit que sa fille adulte, qui travaille pour faire face au coût de la vie. « Je n’ai aucune illusion sur l’époque soviétique, seulement, la pauvreté, l’inflation, l’accès payant aux services de santé et à l’enseignement ont détruit ce qu’on avait mis des années à construire pour ne garder aujourd’hui que les aspects les plus durs du capitalisme. »
Les difficultés sociales qu’affrontent de nombreux Russes sont la résultante de cette société qui s’est construite depuis les vingt dernières années, du fait d’une politique libérale impulsée sous Eltsine durant les années 1990 et ensuite avec la période Poutine à partir des années 2000, même si une classe moyenne a bénéficié durant une décennie de la redistribution de la rente gazière et pétrolière. « La majorité de la population n’en est pas moins amère. Car les services publics jadis bon marché, comme le logement, les transports, la culture et les loisirs, sont devenus beaucoup moins accessibles. Les exigences de Russes ont augmenté et ils dénoncent une perte de leur qualité de vie », explique Myriam Désert, chercheuse associée au Centre d’études des mondes russe, caucasien et centre-européen (Cercec).
De plus en plus l’État abandonne ses obligations sociales pour les confier aux associations, qui doivent prendre en charge de plus en plus de problèmes sociaux dont, par exemple, la lancinante question du logement. Aujourd’hui, 21,1 millions de personnes vivent en Russie sous le seuil de pauvreté (moins de 5 euros par jour). Une situation qui va s’accentuer avec le ralentissement du développement économique qui est apparu avec la crise de 2008 et qui dépend d’une économie de rente dans la tourmente avec la crise financière européenne. « La population russe est consciente d’une crise qui dure dans le temps. Les deux inquiétudes qui ressortent de tous les sondages sont l’inflation des prix et la dégradation de la qualité de vie », rappelle Lev Goudkov, directeur du centre Levada.
Vladimir Poutine connaît ses premières difficultés depuis son arrivée au pouvoir, en 1999, succédant à Eltsine. La Russie ressort traumatisée de la « thérapie du choc » imposée, en 1991, par Boris Eltsine, au lendemain de la chute de l’URSS. Entouré d’économistes ultralibéraux, dont le chef du gouvernement Egor Gaïdar, le ministre des Finances Boris Fedorov et Anatoli Tchoubaïs, ministre en charge des privatisations, le président russe appliquera une libéralisation à marche forcée de l’économie russe. Durant les deux mandats de Boris Eltsine, la Russie connaîtra un net recul du niveau de vie de la population, une corruption généralisée, accompagnée d’une casse des services publics et de l’appropriation par une poignée d’individus des biens de la collectivité nationale : les oligarques.
Toutes les mesures prises (privatisations massives, réductions budgétaires, flexibilité sociale, instauration du marché libre), sont soutenues par le FMI, la Banque mondiale, les États-Unis et l’Europe pour qui ces mesures sont des retombées considérables et doivent contribuer à réparer « l’anomalie » que constitua à leurs yeux l’expérience soviétique. L’économie russe plongera avec ses méthodes dans une crise majeure en 1998, qui marquera le retour au troc. « Alors qu’au début de la décennie la quasi-totalité de la production relevait du secteur étatique, dès 1998, environ 70 % du PIB est produit par le privé. Les conséquences pèsent durablement sur le développement du pays qui a nourri un processus de régression industrielle, débouchant sur une domination des secteurs rentiers », explique Cédric Durand du Cemi-Ehess (1).
Cet accaparement des richesses du pays a permis à une minorité de dominer l’ensemble de la société, provoquant de fortes inégalités. Lorsque Vladimir Poutine arrive au pouvoir, il bénéficie en 1999 d’un soutien populaire important pour rétablir un État fort et centralisé. C’est le début du contrat tacite passé entre le pouvoir et la société : la stabilité en échange de la monopolisation du pouvoir. Avec l’envol des prix des hydrocarbures sur les marchés mondiaux, dont la Russie est l’un des premiers producteurs, Poutine a assuré à 80% de la classe moyenne un fort développement de son niveau de vie. Cette classe moyenne qui représente près de 20% de la population russe (143 millions) s’est construite durant les années 2000.
La crise financière de 2008 met à mal les bénéfices de l’économie rentière. La classe moyenne reproche aujourd’hui au pouvoir de ne plus redistribuer les dividendes de la manne pétrolière et gazière, la réservant à l’oligarchie proche du Kremlin. Aux yeux de nombreux Russes, l’ascenseur social semble aujourd’hui en panne (taux de chômage de 8 %). Cette incertitude du lendemain engendre une forte baisse de la popularité de Poutine (autour de 40 %, selon le centre de sondages VTsIOM).
« Les politiques libérales du pouvoir ont sapé les dernières protections sociales existantes, allant jusqu’à la remise en cause du Code du travail et du régime des retraites. Même au sein des structures publiques, l’idée d’un enseignement payant apparaît », constate Myriam Désert. Le budget adopté pour 2012-2014 annonce un renforcement des mesures libérales avec des coupes budgétaires importantes dans l’éducation, la santé et le logement. En 2005, la suppression de la gratuité pour les classes les plus défavorisées dans les transports avait déjà provoqué une importante mobilisation.
D’autres mouvements sont apparus ces dernières années, démontrant que la société russe n’est plus apathique, à la différence des années 1990. L’exaspération de la population s’est manifestée à travers de multiples révoltes spontanées, comme celles survenant à la suite des incendies meurtriers durant l’été 2010. Plusieurs associations se sont aussi mobilisées pour sauver la forêt de Khimki (banlieue de Moscou), véritable poumon de l’agglomération moscovite, qui était menacée par la construction d’une autoroute. Des luttes syndicales ont également éclaté en 2009 en Sibérie du fait de la crise économique. « Ces mouvements sociaux dénotent un ras-le-bol à l’encontre d’une classe dirigeante qui entretient la corruption pour maximiser ses profits et d’une pseudo-élite composée d’oligarques. Ils ne sont pas hostiles à l’État, mais demandent une plus grande implication de sa part pour en finir avec ces inégalités », estime Myriam Désert.
L’apparition d’une véritable société civile russe butte sur un tissu social déchiré. Pour Lev Goudkov, « les écarts de niveau de vie, le patriotisme, les inégalités entre les grandes agglomérations et les petites villes ne permettent pas l’apparition d’une société civile. Elles favorisent une détérioration des relations sociales et le chacun pour soi ».
Malgré les manifestations qui ont éclaté dans les rues de Moscou au lendemain des législatives du 4 décembre, la victoire de Vladimir Poutine à la présidentielle du 4 mars n’apparaît pas devoir être remise en cause. L’homme fort de la Russie devra relever néanmoins plusieurs défis, car ces protestations et le recul de Russie unie aux législatives (– 15 % par rapport à 2007) ont démontré la fin son état de grâce depuis 1999. Dans la perspective de cette échéance électorale, l’actuel premier ministre devra s’assurer le soutien de cette classe moyenne sans briser celui d’une classe plus précaire. Car l’électorat des classes populaires et rurales pourrait se tourner davantage vers le Parti communiste, Russie juste, ou les partis du nouveau bloc de gauche qui portent des revendications sociales : à savoir une médecine gratuite et une réforme de l’éducation.
(1) « Les privatisations en Russie et la naissance d’un capitalisme oligarchique », dans Recherches internationales, 2005.